Le trébuchet du seigneur rouge. Chapitre3

Le trébuchet du seigneur rouge. Chapitre3
Chapitre 3

- Je n'en peux plus. Je ne sais plus que faire. A quoi bon poursuivre?

Un petit homme découragé et abattu se réfugie à l’ombre d’un arbre. Il repasse dans son esprit la bataille, la défaite, la débandade qui s'en est suivie, sa fuite à travers les collines et cet étourdissement qui le gagne. Adossé au tronc de l’arbre, il soupire et s'assoupit sur sa tristesse.

Soudainement, une voix se fait entendre.
  • Crois-tu que cela en vaut vraiment pas la peine?
  • Qui me parle?
  • Crois-tu vraiment que c'est ici la fin de ton chemin?
  • Montrez-vous!
  • Crois-tu qu’il n’y a pas une autre manière d'envisager la suite?
  • Si c’est une blague, cela ne me fait pas rire. Montrez-vous!
  • Tu es appuyé sur moi et tu ne me vois pas?
  • Comment cela, appuyé sur vous?
  • Oui! là, juste derrière-toi, mais aussi au-dessus de toi.
L’homme se retourne lentement et ne voit rien d’autre que l’écorce du grand arbre. Ensuite, il lève la tête pour ne constater que le feuillage du noyer, tout en pensant que de tous les arbres il avait fallu qu’il vienne auprès de celui-ci. «Un noyé, voilà bien ce que je suis dans ma peine et mon chagrin», se lamente-t-il intérieurement tout en oubliant la voix qui se rappelle à lui.
  • Alors, m’as-tu enfin vu?
  • Non, et je vais m’énerver si vous ne sortez pas enfin de votre cachette.
  • Et pourtant, je suis bien là. Es-tu donc aveugle?
  • Pas le moins du monde! Ne vous moquez pas de moi, j’ai déjà assez de soucis…
  • Ne sois pas en colère. Avance ta main et touche-moi.
  • Où?
  • Là, devant toi… regarde mon écorce toute craquelée et entends mon feuillage chanter sous l’effet du vent.
  • Non! ce n’est pas possible, je deviens fou… il ne manquait plus que cela!
  • Tu n’es pas fou, tu as simplement besoin d’ouvrir les yeux sur certaines choses.
  • Sur un arbre qui me parle! Tu n’appelles pas cela de la folie?
  • Non, pas plus que de se laisser aller à rien.
  • Tu es bienheureux, toi, qui ne connais pas la férocité des hommes.
  • Détrompe-toi, regarde ces traces sur mon tronc. Elles sont justement le résultat de quelques jeunes chevaliers écervelés qui n'ont trouvé rien d'autre que de s'amuser à mes dépends avec leurs armes. Et dire que parmi ces jeunes hommes, il y aura les seigneurs de demain qui mèneront d'autres vies à la mort, comme ton seigneur l'a fait pour tes compagnons d'armes.
  • Que dis-tu? Nous combattions pour la justice, pour la liberté et non pour un roi cruel. Le sort n'a pas voulu que nous remportions cette bataille, mais le combat n'est pas terminé. Je te remercie d'ailleurs, qui que tu sois, tu m'as, sans le vouloir peut-être, remis d'aplomb. Je m'en vais sur le champ à la recherche d'autres rescapés pour reformer une troupe au service de mon seigneur.
  • Eh bien, précipite-toi à nouveau vers ce maître qui se joue de vous comme des marionnettes, tout en vous laissant l’illusion de la liberté.
  • Je ne comprends pas très bien ce que tu veux me dire?
  • Tu n’es peut-être pas encore prêt à ouvrir les yeux? En as-tu seulement envie?
  • Je ne sais pas.
  • C'est bien ce que je pensais. Tu n'es pas encore prêt à changer de nom, à couper les fils qui te retiennent à ta petite existence.
  • Arrête! Je ne suis pas celui que tu crois. Je suis peut-être de petite condition, mais mon cœur est vaillant et mon esprit est libre. Si je me suis engagé dans l'armée c'est parce que je l'ai voulu, sans que qui que ce soit ou quoi que ce soit ne m'y oblige. Je suis un homme libre!
  • C'est toi qui le dis.
  • En douterais-tu?
  • Il ne suffit pas de le penser, mais il faut pouvoir l'être! Regarde-toi, il n'y a pas une heure, tu étais replié sur toi-même, affligé et écrasé par les circonstances, pas loin de désirer en finir avec la vie, et maintenant tu me parles de la sorte parce que je t'ai un peu réveillé de ta langueur. Mais regarde-toi, tu es sale, fatigué. Tu as faim. Tes habits sont déchirés. Tu n'as plus d'ordre auquel tu dois te soumettre et pourtant tu es toujours comme un esclave. Voilà ce que tu es, un esclave et non un soldat. Tu as peur!
  • Comment oses-tu?
  • Tu refuses de rencontrer la vérité parce que tu as peur de perdre le peu que tu as. Tu soupires parfois après une autre vie, mais tu t’accroches à ce que tu as toujours connu.
  • Tais-toi ou je te porterai un coup qui t'abattra!
  • Avec quel arme? Tu n'en as plus.
  • Je me débrouillerai d'une manière ou d'une autre.
  • Ainsi, ce que des chevaliers n'ont pu faire, toi, le petit soldat qui est né paysan, tu vas l'accomplir!
  • Tu ne me connais pas!
  • Plus que tu ne le penses. Et tu pourras faire de grandes choses, mais il te faudra d'abord apprendre à te connaître.
  • Comment pourrais-tu savoir qui je suis. Nous sommes à bien des jours de marche de mon village. Tu es enraciné dans ce lieu et tu prétends me percer, me mettre à nu?
  • Il est vrai que je n'ai pas ta mobilité, mais, vois-tu, je suis bien plus âgé que toi et j'ai eu l'occasion d'observer bien de tes semblables. Comme vous êtes prévisibles!
  • Suis-je fou de continuer à discuter ainsi avec un arbre. Tu n'en vaux pas la peine.
  • Tiens, prends quelques-uns de mes fruits pour reprendre des forces, car tu as encore un long chemin à faire.
Sans avoir eu le temps de répondre, des noix tombent sur le front de l’homme assoupi. Il se réveille et reste pensif jusqu'à ce qu'une autre noix ne vienne le ramener à la réalité en cognant sur son crâne.

L'estomac un peu calmé et la poche remplie, il reprend de nuit la route pour rejoindre l'arrière-garde où il espère retrouver plusieurs de ses compagnons. Quelques heures plus tard quand la pénombre dispute ses derniers instants à l’astre du jour qui se lève, il rencontre un soldat, revêtu d’une armure, assis sur le bord d’un talus. Son visage trahit une grande angoisse et, à la vue du petit homme, il s'écrie:
  • Oh! je m’en veux d’avoir été si négligent. Je n’aurais jamais dû m’assoupir, pas même quelques minutes. J’ai manqué à ma mission. Que vais-je pouvoir leur dire?
  • Quelle est donc cette mission, mon capitaine?
  • Comme vous le voyez, je suis un officier de notre seigneur, qui m’a revêtu de cette armure au jour où je lui ai donné mon cœur et ma vie. Lors de notre dernière bataille, il m’a confié un ordre à transmettre. Je suis donc parti de fort grand matin. Le chemin ne fut pas des plus aisé, tant il était semé d'embûches et de combats, mais j'ai pu me défaire de nos ennemis pour arriver près du but. Ayant la plus grande partie du voyage derrière moi, je me suis dit que je pouvais m’accorder un peu de repos avant de rejoindre le campement et apporter ainsi les instructions de notre roi. Hélas! quelle ne fut pas ma folie. Combien je regrette amèrement ce coupable relâchement! Mon corps et mon esprit se sont engourdis et, durant mon sommeil, un rôdeur m’a volé le message qui m’avait été confié. Je suis donc là, à quelques lieues de ma destination, mais dans l’incapacité de remplir la tâche qui m’avait été demandée. Quel misérable je suis!
  • Attendez, il y a peut-être moyen de remédier à cet incident fâcheux?
  • Oh! non, nous ne pourrons plus retrouver ce voleur. Il est sûrement bien loin à cette heure. Je n’en ai qu’à me prendre à moi-même. Je ne suis pas digne de l’armure que je porte. Encore heureux qu’il ne m’ait dépouillé de l’une ou l’autre pièce de celle-ci… ce qui aurait été possible, tant je dormais profondément.
  • Ne vous accablez pas, mon capitaine. Nous allons trouver une solution.
  • Je ne vois pas ce qui pourrait me sauver?
  • Si nous disions que l'ennemi nous était tombé dessus par ruse et que durant un âpre combat le pli du roi était tombé dans la rivière, perdu pour tout le monde, et qu'ensuite, nous les avions bien fait payer leur attaque en tuant beaucoup de nos vils adversaires et en mettant les autres en fuite. Déchirons un peu vos vêtements, mettons quelques bosses sur votre armure, et le tour sera joué!
  • Comment oses-tu me parler ainsi? Comment peux-tu croire un instant que je m'abaisserais à une telle mascarade? Je suis ton supérieur et tu viens de me manquer de respect.
  • Non! Loin de moi cette pensée, mon capitaine. Je voulais juste vous sauver la face.
  • En voulant te faire plus grand que tu ne l'es!
  • Oui, c'est vrai, j'avoue! J'ai pensé que cela pourrait aussi me servir de passer pour un brave guerrier.
  • D'ailleurs, où sont ton épée, ton casque, ton bouclier? Se pourrait-il que tu aies tout lâchement abandonné, et aussi tes compagnons, sur le champ de bataille?
  • Non, je n'ai abandonné personne!
  • Avoue ou je te tranche ta langue!
  • Je vous en supplie, mon capitaine, il est vrai que j'ai eu peur et que lorsque j'ai vu l'ennemi prendre le dessus, j'ai rapidement baissé les bras. Mais, jamais, ô grand jamais, je n'ai laissé un compagnon en difficulté dans ma fuite.
  • Comment puis-je te croire?
  • Je vous dis la vérité! Laissez-moi en vie et je vous servirai jusqu'à la fin de mes jours.
  • C'est justement peut-être ton dernier jour.
  • Non, l'arbre m'a dit le contraire.
  • L'arbre, de quoi parles-tu?
  • Oh rien, je ne sais plus ce que je dis. Vous voyez combien je suis fatigué. Croyez-moi, je n'ai même plus la force de mentir. Je suis trop faible pour vous tromper, mon capitaine. Vous êtes trop intelligent pour ne pas vous rendre compte si je vous mens. Ayez pitié de moi, je vous en supplie!
  • C'est vrai, tu me fais pitié, et comme j'ai aussi commis une faute, je suis enclin, non pas à te croire, mais à te faire grâce.
  • Vous le ne regretterez jamais. Vous avez gagné un serviteur docile et dévoué, mon vaillant capitaine.
  • Tais-toi, arrête tes flatteries ou je pourrais bien changer d'avis.
  • N'en faites rien, je serai muet si vous le voulez.
  • C'est bien ce que tu seras si tu veux continuer à vivre. Tu ne diras rien de ce que je t'ai dit. Tu oublieras même ce dont nous avons parlé. C'est un ordre, tu entends!
  • Oui, capitaine.
  • Bien, rejoignons maintenant le campement. Je verrai ce qu'il y aura lieu de faire.
La colère de l'officier s'apaise au fur et à mesure que l'étendard royal devient plus distinct. Il sait ce qu'il encourt de par sa négligence, mais il fera face et en assumera les conséquences. Voyant les traits du visage de l'officier s'adoucir, le petit homme osa, bien que fébrilement, ouvrir à nouveau sa bouche.
  • Comment dois-je appeler mon capitaine?
  • Ne t'ai-je pas dis d'être muet?
  • Certes, je ne parlerai pas de notre secret, mais maintenant que nous allons entrer ensemble dans le camp, ne serait-il pas bon que je connaisse votre nom?
  • Que t'importe mon nom!
  • C'est que j'ai vu un blason dans votre besace lorsque celle-ci était grande ouverte sur le bord du chemin. Il y avait un ours comme...
  • Oui, je suis Alexandre de la maison Blaste, grand chambellan du roi. Mais sache que ce n'est pas avec le nom de mon père que je veux me faire un nom et acquérir les honneurs et les richesses. Je compte bien y arriver à la force de mon esprit et de mes poignets. Ne parle jamais de ma parenté aux autres. Le jour où tu dévoilerais mon identité sera ton dernier jour. Alors, prends garde!
  • Certainement, mon capitaine. Alors comment dois-je vous appeler?
  • Alexandre de Beauchamp, c'est le village de ma mère. Et toi, comment t'appelles-tu?
  • Gilles.
  • D'où viens-tu?
  • Oh, de çà et de là, d'un peu partout et de nulle part à la fois.
  • Explique-toi!
  • Je suis orphelin de naissance, et vu ma petite taille, j'ai été ballotté d'une ferme à l'autre depuis mon enfance.
  • N'as-tu donc personne, aucune famille?
  • Si, il y a bien un oncle lointain, mais je préfère le considérer comme mort.
  • Pourquoi donc?
  • C'est que... il n'est pas de notre côté.
  • Tu veux dire qu'il sert l'ennemi!
  • Non, pas tout à fait. Il se dit neutre. Il n'a jamais voulu prendre parti pour l'un ou l'autre côté.
  • Il est donc contre le roi. Quiconque n'est pas avec nous est contre nous!
  • C'est bien pour cela que je n'en parle pas comme d'un membre de ma famille.
  • Et où habite-t-il ce traître?
  • Près du Pic de l'Aigle.
  • Ce n'est ni le temps, ni la priorité pour s'occuper de cet homme, mais viendra bien le moment de lui faire entendre raison. Ce genre de sujet, si on ne l'arrête pas dans son insoumission, est bien capable d'entraîner avec lui d'autres fous. Décidément, tu n'as pas été épargné par le sort. J'espère que la suite de ton existence te sera plus clémente.
  • Je l'espère, je l'espère, mon capitaine!
  • Au cas où je le rencontrerais un jour, comment se nomme cet oncle?
  • Bèdia. Il est maître fauconnier. Je pense même qu'il a travaillé autrefois à la cour, mais je n'en suis pas sûr. Il y a tellement de choses qui se disent sur lui.
  • Eh bien, voici le moment de te taire. Nous allons entrer dans le camp, tu m'accompagneras jusqu'à la tente royale et tu m'attendras dehors jusqu'à ce que j'en ressorte.
L'intrépide Alexandre Blaste est bien moins sûr de lui qu'il n'y paraît. Il est gêné de se présenter à pied, sans son destrier qui lui a aussi été volé mais dont il n'a rien dit au petit homme de peur d'ajouter à sa honte. Mais, surtout, quelle humiliation que l'échec de la mission qui lui avait été confiée. Néanmoins, il fera face, comme il l'a toujours fait. Il ne peut en être autrement lorsque l'on veut devenir grand et que l'on veut aller plus loin que tous les autres.

Suite de l'aventure la semaine prochaine

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